Abdelwahab Meddeb, Tariq Ramadan : islam et révolution

Pour "Le Monde", l'essayiste Abdelwahab Meddeb et le théologie Tariq Ramadan débattent sur la religion dans les révolutions arabes.

Peut-on qualifier de post-islamiques les mouvements émancipatoires que connaissent le Maghreb et le Machrek depuis janvier dernier ? Estimez-vous que la question religieuse n'y a pas été centrale et, si c'est le cas, comment l'expliqueriez-vous ?
Tariq Ramadan : Dans l'ensemble, ces processus ont modifié nos perceptions et nous ont amenés à sortir de la vision simpliste opposant dictature à islamisme radical telle qu'elle était présentée par les dictatures elles-mêmes et vite acceptée par leurs alliés occidentaux. Face à une population mêlant toutes les tendances socio-politiques et qui, sans leadership spécifique, mettait en avant des valeurs de liberté contre la dictature, la corruption et le clientélisme, nos analyses sont parfois passées de la crainte de l'islamisme au déni d'islam. Or ces révolutions sont quand même liées à un référent islamique : elles ne sont pas menées au nom de l'islam mais, pour autant, les valeurs auxquelles elles appellent ne sont pas opposées à l'islam. Le référent islamique n'est pas un obstacle à l'affirmation de valeurs que nous partageons. Il s'agit de valeurs universelles partagées plutôt que de valeurs occidentales qui seraient étrangères à l'islam. Ce n'est pas parce que ces mouvements ne sont pas islamistes qu'ils ne sont pas islamiques. Le référent religieux n'a donc pas complètement disparu du discours ni des rythmes de la mobilisation autour des vendredis.
Abdelwahab Meddeb : Non pas post-islamiques, mais au-delà de l'islam : c'est ainsi que je qualifierai ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte. La question du référent religieux ne s'est pas posée. Ces événements n'ont rien à voir avec l'identité religieuse ou culturelle. Les gens se sont révoltés contre une situation où l'habeas corpus n'était pas respecté. Le minimum de l'intégrité de l'individu n'était pas assuré. Ce soulèvement s'est fait au-delà des identités. Ce n'est pas parce qu'on est musulman qu'on proteste mais en tant qu'opprimé. La protestation s'est exprimée au nom de l'humanité bafouée. Dès qu'on évoque l'espace du sud, on a le prurit du référent qui engendre la différence. C'est d'ailleurs un réflexe occidental que de voir quelque chose d'islamique dans tout événement qui provient des territoires dont la religion dominante est l'islam. Seule a été invoquée la liberté comme principe qui appartient à l'homme, au droit naturel. Certes la culture et la religion de ces pays n'ont pas entravé cet appel à la liberté. Aussi ces mouvements n'étaient ni islamistes, ni islamiques. Ceux qui se sont soulevés ont réclamé leur autonomie d'individu et le droit qu'ils ont sur leur pays, cela même qui leur était refusé par les prédateurs qui les dirigeaient. Ceux qui ont eu l'audace de manifester en affrontant la mort défendaient et réclamaient une même chose : être un homme libre. Ces Arabes auraient pu être des Chinois ou des Birmans. Leur seul référent était le droit à la liberté, à la dignité, à la justice que tout humain revendique. Cela excède la dichotomie Islam/Occident.
Tariq Ramadan : Je mettrais un bémol. Assez tôt, et même en Tunisie, ces mouvements de masse n'ont jamais nié leur référent religieux et culturel. Même si les manifestants ne voulaient pas voir cette révolution récupérée par l'islam politique, tous considéraient que la quête de liberté se faisait à partir de leur histoire, leur culture et leur religion. Les débats internes auxquels on assiste aujourd'hui en sont la preuve même s'il faut reconnaitre qu'il y a un vrai déficit patent d'échange au cœur des sociétés civiles et entre les différents courants politiques et idéologiques (c'est en fait la faiblesse de ces mouvements). Ce qui est remarquable, c'est l'absence de slogans anti-occidentaux ou anti-israéliens dans les manifestations. Il s'agit là de mouvements pour des valeurs, qui se sont mobilisés ni contre ni pour l'Occident mais pour leur liberté à partir de leur histoire et leurs références.
Abdelwahab Meddeb : Il n'y a pas mille manières d'être démocrate. Je ne vois pas pourquoi il faut se distinguer des inventions occidentales. Celles-ci appartiennent à l'humain. Tout candidat, quelle que soit sa langue, sa culture, sa croyance peut les adapter à ce qu'il est. Dans les pays musulmans, depuis les réformistes du XIXe siècle, on reste timoré, on n'a pas cessé de buter sur la volonté d'assimiler les inventions politiques modernes aux procédures qui étaient déjà présentes dans la tradition islamique : c'est ainsi qu'on a assimilé le parlementarisme à la choura coranique qui, dans le meilleur des cas, ressemblerait au conseil consultatif du prince. Ces rapprochements intempestifs et anachroniques n'éclairent pas les concepts mais les obscurcissent. Ces orientations ont été évitées en Tunisie et même en Egypte. Le mouvement parti du peuple a été amplifié par les classes moyennes pour être ensuite relayé par des intellectuels informés des concepts engagés : la liberté, l'égalité, la justice ont été approchées d'un point de vue philosophique, juridique, historique. C'est dans des pays comme le Yémen ou la Libye  que ce contenu conceptuel a manqué. L'instinct de liberté se nourrit alors de rudiments cueillis dans une tradition islamique qui ne s'assimile pas à l'islam politique. Le référent provenait plus de la coutume que de la culture lettrée. C'est là qu'on mesure l'immensité de la tâche : quel travail didactique pour apporter du contenu et du sens qui soit en cohérence avec les revendications ! Ces États n'ont pas assumé la vocation de l'État moderne comme instituteur du peuple.

L'émancipation ne se pense donc plus en termes d'arrachement aux cultures d'origine, mais peut s'inscrire dans un ancrage islamique ? N'y a-t-il donc aucun hiatus entre la culture démocratique et la culture islamique ?
Tariq Ramadan : L'appel aux valeurs démocratiques ne se fait pas forcément en opposition avec le terreau culturel ou religieux. Il faut bien comprendre que rien ne se passera en Afrique du Nord ou au Moyen Orient sans débat social, politique, voire économique, qui questionne la place de la religion et son rôle dans les institutions et la sphère publique. Les jeunes générations, même parmi les islamistes, se réfèrent bien moins à l'Iran qu'à la Turquie : ils y voient un pays qui, à partir de son référent islamique, a su intégrer à son modèle politique des valeurs dans lesquelles elles se reconnaissent et qui sont les nôtres. Au Maroc, en Egypte, en Tunisie, au Yémen ou en Jordanie une partie des islamistes est désormais favorable à un État civil. Même la pensée politique des islamistes a évolué au cours des trente dernières années. En admettant que ces valeurs sont issues du terreau même de ces sociétés, nous serons plus respectueux des débats internes qui peuvent mener à des modèles démocratiques endogènes et solides, car perçus comme légitimes.
Abdelwahab Meddeb : A mon sens, ces événements ont précipité l'évolution de toutes les tendances. On est sorti de la fatalité qui oppose la dictature à l'islamisme. Celui-ci, sur le modèle turc, pourrait évoluer vers la "démocratie islamique" à l'instar de la "démocratie chrétienne" dans l'espace allemand ou italien. Le temps nous dira si Qaradaoui est opportuniste ou sincère lorsqu'il se détourne de l'Etat islamique pour recommander un État civil avec un référent islamique, en précisant aussitôt qu'il ne pense pas là à la religion mais à la civilisation. Cette distinction essentielle  est au centre de mon oeuvre. Mais elle n'est vraiment opératoire que lorsque l'on sort de l'enclos de son origine. C'est dans un horizon cosmopolitique néo-kantien que cette distinction se féconde. Nous avons à écrire une table commune. Il s'agit alors de discuter à partir de la pluralité de nos civilisations : aux côtés de la Chine, de l'Inde, de l'Occident, l'Islam peut apporter une contribution précieuse. Par exemple, à la fin du Xe siècle, le soufi Tirmidhi nous a légué Le livre de l'impossibilité de la synonymie, qui invente une éthique de la nuance. Aujourd'hui, il serait utile de rappeler les nuances et les états psychologiques qui distinguent "controverse" et "confrontation", "se faire justice" et "se venger"... La Constitution à venir ne relève pas seulement du droit mais aussi de l'éthique. Elle est éclairée par l'expérience des nations.
Quels devraient être les principes constitutionnels de ces États issus des révolutions arabes ? Quelles sont les valeurs fondamentales qui doivent primer après la destitution des dictateurs ?
Tariq Ramadan : Dans Le face à face des civilisations, en 1994, j'abordais déjà cette qualification problématique d'État islamique. Aujourd'hui, dans les sociétés majoritairement musulmanes, les révolutions n'appellent pas à un État islamique. Le débat porte sur la distinction entre des principes clairs et des modèles souples. Les modèles historiques qui vont émerger en Tunisie, en Égypte, au Yémen ou en Libye (et j'espère partout ailleurs dans le monde arabe) ne se décident pas de l'extérieur ; ils sont le produit de ces sociétés, avec leur histoire, leur culture et leur psychologie collectives. Je poserais cinq principes inaliénables à toute nouvelle Constitution : l'État de droit ; la citoyenneté égalitaire ; le suffrage universel ; l'obligation de rendre compte de son mandat ; la séparation des pouvoirs. Quel que soit le modèle historique dans lequel ils s'inscrivent, ces principes ont une valeur universelle. Si le fait religieux peut être invoqué dans des transformations politiques, c'est pour poser la question éthique des finalités. Les composantes de la société doivent s'interpeler sur leur éthique respective : c'est ce qui fait le substrat d'une nation. Une nation, c'est le débat constructif des éthiques et des finalités au sein d'un état respectant. Il n'y a rien en Islam qui s'oppose à la distinction entre le pouvoir d'en haut, lié au fait religieux, et le pouvoir négocié, le processus de l'État démocratique et sécularisé. Au Maroc, en Tunisie, en Égypte, en Jordanie, au Yémen, on utilise le concept de dawlat madaniah, Etat et pouvoir civil. Dans le monde majoritairement musulman, en effet, les notions de sécularisation et de laïcité ne sont pas liées à un processus de libération et de démocratisation. Ben Ali, Bachar el-Assad, Saddam Hussein, Moubarak et même Atatürk vont imposer des modèles de laïcité qui sont des dictatures où l'Etat se sépare du religieux pour mieux le contrôler et le soumettre. La sécularisation est historiquement associée à la colonisation ou à la dictature dans le monde arabe, il faut s'en souvenir et espérer que les débats actuels permettent d'accéder à des modèles endogènes réellement démocratiques et ouverts.
Abdelwahab Meddeb : Nos sociétés sont structurées par deux notions : république et démocratie. La tradition française accorde le primat à la république ; c'était aussi le cas en Tunisie avec Bourguiba et en Turquie avec Atatürk. Dans ces deux pays, l'Etat a été instructeur du peuple, comme le veut Rousseau. La politique coercitive de modernisation a fini par métamorphoser le corps social dans l'absence de liberté. En Turquie, même la diversité gérée par l'Empire ottoman a été évacuée par la république, amenant la non-reconnaissance du génocide arménien et de la spécificité kurde. L'opération menée par Erdogan a consisté à inverser le rapport pour mettre la démocratie au premier rang. C'est dans le cadre d'une société déjà modernisée que l'islamisme  a été amené à se transformer en démocratie islamique. Les derniers événements en Tunisie ont apporté le signe manquant de la modernité, de l'ère démocratique en faisant de la liberté une personne vivante, comme l'aurait dit Tocqueville pour l'égalité en Amérique. Dans ces deux sociétés déjà modernisées, la référence à la sharî'a a été exclue de l'édifice juridique. Il faut que le législateur demeure vigilant pour maintenir ce précieux acquis qui donne sa cohérence au droit et qui symbolise la modernisation. Partout ailleurs la référence à la charia est encore explicite. Or il va falloir bien des acrobaties pour concilier l'Etat civil avec le droit divin. Aussi l'édifice étatique se fait-il bancal. Hassan El-Banna, le fondateur des Frères musulmans était cohérent avec lui-même en conviant les pays musulmans qui ont inscrit dans leur constitution l'islam comme religion d'Etat d'adopter la charia comme source du législateur par voie de conséquence.
Tariq Ramadan : La charia est un terme polysémique. Certains, comme l'Arabie Saoudite, en font une lecture littérale. D'autres préfèrent l'interpréter comme une vision des finalités. L'Europe aussi a connu ce débat : fallait-il inclure dans la Constitution européenne le référent religieux, les origines chrétiennes de l'Europe ? Certains, au nom de la laïcité, s'y refusaient ; d'autres voyaient là une source d'inspiration. Dans le monde musulman, on retrouve aujourd'hui le même débat. Certains conçoivent la charia comme un code strictement normatif et divin. D'autres, comme moi, pensent que la charia est une construction humaine qui nous donne des orientations éthiques. Le débat constitutionnel devrait amener à discuter de la substance du mot charia. Au lieu d'évacuer ce référent, donnons-lui une substance critique de l'intérieur.
Ne serait-il pas plus intéressant que ces considérations éthiques inspirent la Constitution, sans y être forcément incluses ? Pourquoi prendre le risque d'inscrire la charia dans la Constitution ?
Tariq Ramadan : On ne résoudra pas le problème en incluant ou excluant des concepts qui participent des références majoritaires d'une société. Il faut engager des débats sur la compréhension et la substance des concepts et des modèles politiques. La séparation des pouvoirs n'est pas en contradiction avec l'islam. Avec ou sans la mention de la charia dans la Constitution, il faut ouvrir un débat sur les principes défendus et ce débat est crucial. Nous sommes dans une période à risque. Certains essaieront bien sûr de récupérer ces révolutions pour imposer des modèles de quasi théocraties littéralistes, d'autres pour suivre les traces de l'Occident, d'autres chercheront une troisième voie : seul le débat critique de l'intérieur permettra l'émergence de sociétés libres et réconciliées avec elles-mêmes.
Abdelwahab Meddeb : Je suis déconstructiviste. En suspendant la référence à la charia, je renonce à une forme d'identité fabuleuse pour lui substituer des institutions rationnelles qui organisent la cité dans le vivre en commun.  Face au discontinu qu'impose l'histoire, je refuse de construire avec la charia la fiction du continu. A chacun sa ruse du droit. La charia veut dire en arabe la voie. Il faut trouver la sortie dans cette voie. Si le réformiste s'empare de la charia où elle est encore inscrite pour la vider de sa substance, je serais son allié. Si sa tâche était de la réintroduire là où elle avait été déjà abolie, cela constituerait un retour en arrière que je combattrais.
Tariq Ramadan : Je suis un réformiste. Pour nous doter d'une éthique appliquée, il nous faut ouvrir un débat entre les savants du texte et les savants du contexte. Et parmi ces derniers, certains ne sont pas du tout musulman. Ce débat critique est le seul moyen de discuter la substance de la terminologique que l'on emploie, dont le mot charia. Entre les pros et les antis, ce terme a été figé. Fétichiser la charia et en constituer un corps de principes sacrés est dangereux, c'est la possibilité d'une théocratie islamique. Mais on ne peut pas évacuer ce terme de la conscience musulmane contemporaine. Il s'agit plutôt d'en critiquer la substance.
Abdelwahab Meddeb : Nous avons à déconstruire la charia comme la marque de l'identité ; celle-ci est une fiction, c'est une construction imaginaire. Pourquoi passer par la logique autre de la charia pour s'acclimater à la liberté, à la démocratie ? Ce serait céder au fétichisme. Comment concilier la souveraineté du peuple avec la souveraineté divine ?  Dans le Traité décisif, Averroès évoque la question des emprunts à d'autres cultures. Selon lui, toute invention technique est un acquis pour l'ensemble de l'humanité. Il faut savoir être économe. Nous n'avons pas à réinventer ce qui l'a déjà été. Nous devons même en tant que musulmans remercier les Grecs d'avoir inventé cet "instrument" logique qu'est l'Organon d'Aristote. À entendre Tariq Ramadan, j'ai l'impression qu'il s'efforce de réinventer ex-nihilo la démocratie en lui imposant l'entonnoir de la charia, alors que l'instrument de la technique politique est à notre disposition. L'Occident a inventé la démocratie ; le corpus qui a présidé à sa naissance est un acquis pour toute l'humanité : à nous de le développer, de l'enrichir, de l'adapter par rapport à ce que nous sommes. Les Lumières n'appartiennent plus à l'Occident. Elles sont la propriété de l'humain.
Tariq Ramadan : Citer Averroès comme représentatif de la tradition musulmane, c'est une vision très occidentale ! Je préfère pour ma part me référer d'une multitude de penseurs dont Shatibi, juriste andalou du XIVe siècle qui envisage toute la philosophie du droit musulman au niveau des finalités et de l'éthique. Le seul moyen de se décomplexer, ce n'est pas seulement d'assumer nos emprunts, c'est d'engager un débat critique avec la terminologie qui est la nôtre. Dans le monde majoritairement musulman, il s'agit aujourd'hui de comprendre que des valeurs universelles proviennent de cultures et de sociétés différentes. La promotion de ces valeurs inaliénables peut se faire au nom de ma compréhension de la charia. N'est-il pas possible, selon vous, que des sociétés majoritairement musulmanes soient inspirées par des références religieuses et, en même temps, produisent une société démocratique fondée sur des droits humains, avec pour finalités la justice, la dignité et l'égalité des hommes et des femmes ? Ou faut-il que ces sociétés se démarquent du référent islamique pour y parvenir ?
Abdelwahab Meddeb : Je suis assez souverain pour n'avoir pas de complexe à l'égard du référent occidental. Shatibi lui-même s'inspire du droit romain avec son concept cardinal de maçlaha, cette utilitas à qui il accorde la priorité sur les principes dans sa démarche juriprudentielle. Il n'y a pas de matière pure. Les grandes idées circulent entre les langues et les humains. Pour forger sa grandeur, l'islam s'est inspiré des Grecs, des Latins, des Indiens, des Perses, des Chinois. Les Européens ont été éduqués par l'Islam. Je peux en effet lire le Coran éclairé par les principes des Lumières. Mais pour ce faire, il convient d'enregistrer une rupture épistémologique. Par exemple, les versets 42-50 de la Ve sourate ont constitué pour le législateur soumis à la logique de la charia les fondements de la loi sur les dhimmis, celle qui  donne statut de protégés aux adeptes des autres monothéismes, pour que leur présence dans la cité soit reconnue dans leur infériorité même : "Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il voulait vous éprouver en ses dons. Entrez en course pour les bonnes œuvres vers Dieu". Maintenant que le statut de dhimmi a été rendu obsolète par l'égalité citoyenne, je lirai ce texte tout autrement. A partir de lui, il est possible d'élaborer une théologie des religions qui instaure une convivance entre les croyances dont le critère serait l'émulation éthique dans un accès égal à une vérité tremblant vers l'indécidable. Ce fragment coranique serait alors annonciateur de la parabole des trois anneaux que reprend Lessing de Boccace pour illustrer la tolérance dans Nathan le sage, drame dont les protagonistes en la pluralité de leurs croyances se croisent au cœur de la cité islamique.
Tariq Ramadan : Comment défétichiser ce concept de charia ? Ce n'est pas en le faisant disparaître d'un texte de loi ; c'est en le soumettant à la critique.
Abdelwahab Meddeb : Mais comment gérer alors l'hétérogénéité des sources du droit ?
La lettre même du Coran prédispose-t-elle à une lecture intégriste ? Le statut de la femme, notamment, semble en contradiction avec les principes républicains ou la "citoyenneté égalitaire" dont Tariq Ramadan faisait pourtant un principe inaliénable ?
Abdelwahab Meddeb : Les passages du Coran sur les femmes qui nous choque ont des équivalents dans la Bible. Ce n'est pas une invention coranique. Le statut de la femme est même plus avancé dans le Coran que dans la Bible. Le problème, c'est que les sectateurs de la Bible ont pour la plupart dépassé l'approche littérale. Tandis que beaucoup de lecteurs musulmans (et pas seulement islamistes) lisent encore le Coran selon une permanence qui fait perdurer le contexte patriarcal du temps de son émission. Or, aujourd'hui, nous sommes très loin du patriarcat. Les jeunes qui se sont révoltés l'hiver dernier en Egypte et en Tunisie ont été les éducateurs de leurs propres pères. Une partie du Coran est obsolète et à neutraliser par le retour au contexte. L'historisation me paraît essentielle dans l'approche du texte coranique. Un grand nombre de musulmans participent aujourd'hui à l'islamologie comme science internationale, ils optent pour une démarche historicisante et philologique. Il faudrait que les résultats de ces recherches passent du studio d'études au sens commun. Il y a un travail didactique à faire. Serait-ce là une des tâches futures de l'Etat à venir qui assumerait la fonction d'instituteur du peuple comme le voulait aussi Condorcet ?
Tariq Ramadan : Ces questions ont été largement instrumentalisées. Les traditions chrétienne, juive ou bouddhiste contiennent elles aussi des textes qui peuvent paraître choquants à l'aune de nos valeurs actuelles. Dans le cas de l'Islam, cependant, on fait fi de toute une tradition de contextualisation. On se permet de figer le texte comme s'il n'avait pas été interprété au fil de l'histoire.

Comprenez-vous que certaines pratiques musulmanes puissent choquer ?
Abdelwahab Meddeb : Oui, notamment que certaines mosquées débordent dans la rue… L'intégration suppose le respect des lois de l'hospitalité. Elle implique la discrétion, la distinction entre l'agora et la demeure. La manifestation ostentatoire de la croyance peut être perçu comme une provocation, comme un appel à la conquête, au prosélytisme, comme une atteinte à la liberté d'autrui. Au cours des trente dernières années, les islamistes ont lancé des attaques très violentes contre les laïcs. Sous le titre de Laïcs et traîtres, le Tunisien Muhammad Moro, a voulu montrer que les laïcs préparaient le terrain pour l'impérialisme culturel et politique. D'après l'Egyptien ex-Frère musulman, prédicateur sur la chaîne qatarie Al-Jazira, Youssef Al-Qaradaoui, en plus fondateur du Conseil européen des fatwas et de la recherche, "la laïcité accepte le droit positif, qui n'a ni histoire, ni racine, ni acception générale, et récuse le droit musulman que la majorité considère comme la loi divine... Le laïc qui refuse l'application du droit musulman est un apostat." Or, dans la lettre de la charia, l'apostat est condamné à la peine capitale. Alors comment interpréter la référence de Qaradaoui à l'État civil, dont nous avons parlé plus haut ?  Marque-t-elle un retournement spectaculaire ? Est-ce une révolution copernicienne ? Une palinodie ? Ou simplement paroles de circonstance pour prendre à temps le train de la révolution et le détourner pour son propre compte lorsque la conjoncture s'y prêtera ?
Tariq Ramadan : J'attends des politiques qu'ils arrêtent d'instrumentaliser la question de l'Islam pour créer de l'altérité, ce qui est le fait des populistes. Les gouvernements européens disent n'avoir aucun problème avec la grande majorité des musulmans : ils respectent la loi, ils parlent la langue du pays et les sondages indiquent que les musulmans britanniques et français se sentent appartenir à leur pays. Pourtant, à l'heure actuelle, on fonde plus facilement une mosquée avec de l'argent saoudien qu'avec des fonds issus des collectes récoltées par des Français de confession musulmane. On ne leur fait pas confiance, on les surveille. La laïcité, ce n'est pas le contrôle de l'islam français, c'est l'arbitrage et l'autonomisation de l'islam au cœur de la République.
De l'homosexualité à la lapidation des femmes adultères dans certains pays islamiques, la question des mœurs semblent être la plus délicate et permet de nourrir chez certains l'idée d'un antagonisme des civilisations…
Abdelwahab Meddeb : En Égypte ou en Tunisie, les gays existent, ils se défendent. C'est là un état de fait qui devrait être reconnu en droit. La notion d'habeas corpus demande à être adaptée en Islam où la liberté au sens où l'entendait Stuart Mill trouve difficilement sa place. Il faut dénoncer le mal de "la tyrannie de la majorité". Il convient de tracer une limite à l'ingérence de l'opinion dans l'indépendance de l'individu. C'est tout aussi important que de se prémunir contre le despotisme politique. A cela, il importe d'insister sur l'universalité de la déclaration des droits de l'homme et être vigilant défenseur en contexte islamique fétichisant la chariades articles XVI qui défend la liberté de mariage sans restriction de race, de nationalité, de religion et l'article XVIII qui stipule la liberté de pensée, de conscience, de religion, impliquant la liberté de changer de religion. Toutes ces dispositions entrent en conflit frontal avec la lettre de la charia. Ces articles constituent pour nous les signes d'une modernité donnant à la liberté le statut d'une personne vivante qui a projeté son ombre sur la scène du printemps arabe.
Tariq Ramadan : En termes de comportement sexuel, rien ne distingue l'islam de la tradition chrétienne, juive ou bouddhiste. L'interdiction musulmane du comportement homosexuel est la norme, mais comment gérer la réalité ? La question est celle de l'éducation. Il faut faire évoluer les comportements, apprendre à respecter les autres, leur identité et leurs choix, et suspendre le jugement sur l'être : "Dieu seul le sait"… La notion de liberté n'est pas une notion nouvelle en Islam. Tous les grands savants de l'Islam sont passés par la prison. Il y a une tradition de liberté intellectuelle, de contestation. Le problème tient plutôt à la liberté sexuelle et à la morale personnelle. Je suis, à titre personnel contre le port du niqab ou la lapidation des hommes et des femmes adultères, mais je veux faire évoluer la doctrine à l'intérieur, sinon rien ne changera. D'ailleurs, sur ce point le discours occidental a changé : au Moyen-Âge, le musulman et l'arabe incarnaient la permissivité, la luxure, les mille et une nuits. Au XIXe siècle, ils représentent le prohibitif. On est passés du harem au niqab selon les intérêts idéologiques du moment : le musulman devant représenter l'autre, l'altérite par excellence. Sur le plan des mœurs, la liberté est sans doute une notion problématique dans les pays majoritairement musulmans : c'est un fait indiscutable et il faut en faire la critique.
Considérez-vous que l'Europe en général, et la France en particulier, traverse un moment islamophobe ?
Abdelwahab Meddeb : L'islamophobie est au fondement de l'identité européenne. Depuis la Chanson de Roland jusqu'au Mahomet de Voltaire, l'Europe s'est construite par rapport à l'Autre islamique et à travers son rejet. Nous avons désormais à vivre ensemble, sans occulter cette mémoire mais en l'étudiant de façon pédagogique. La France, par ailleurs, n'a pas fini d'instruite le dossier algérien. Il reste un énorme contentieux à épurer par la pédagogie et non par l'occultation.
Tariq Ramadan : Léopold Weiss, ce diplomate juif converti à l'islam, considérait que la relation de l'Occident avec l'Islam était marquée par le traumatisme infantile du Moyen-Âge. Car l'Europe s'est construite dans l'identité négative. La France n'est pas sortie de son rapport de colonisateur. Ce phénomène renvoie à plusieurs facteurs : en France, la question religieuse a toujours produit du passionnel, indépendamment de l'islam ; d'autre part, la mondialisation a déclenché une crise identitaire ; enfin, nos perceptions sont en retard sur les réalités : les enfants de l'immigration sortent du ghetto, ils ont une nouvelle visibilité et la réussite de l'intégration suscite des crispations. On s'attaque alors aux symboles : niqab, foulard, minarets… Par ailleurs, on assiste à une normalisation du discours populiste en France et en Europe qui est aujourd'hui utilisée à gauche comme à droite. L'islamophobie est un nouveau racisme qui s'installe et mine l'Europe et tout l'Occident : il appartient à des intellectuels et à des politiciens courageux d'oser le reconnaître et de le combattre plutôt que de faire profil bas ou de jouer la surenchère à des fins électoralistes.
Abdelwahab Meddeb : Pour revenir au Mahomet de Voltaire, ce serait une bonne chose de l'enseigner. On découvrirait le rapport entre fiction et histoire. Et au-delà de l'islamophobie, cette pièce démonte la machine qui produit les fanatiques. Pas mal de ses vers s'appliquent aux islamistes terroristes. Le lecteur découvrira in fine que la matière islamique n'est qu'un détour emprunté par le dramaturge pour s'en prendre au fanatisme catholique qui sévissait à son époque.

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